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Par Catherine Dale, Ph. D., coordonnatrice de l’Atlas des oiseaux nicheurs de Terre-Neuve, Oiseaux Canada

 

Quiconque a passé du temps à St. John’s sait que la ville et la côte qui la borde sont souvent enveloppées d’un manteau de brouillard qui transforme les routes même les plus familières en parcours d’obstacles sinistres et obscurs. La plupart des gens vous diraient que, quand cela arrive, ce n’est pas le meilleur temps pour aller au cap Spear, le point le plus à l’est de l’Amérique du Nord, à 20 minutes de distance de la capitale. Et pourtant, tôt un soir d’avril, c’est exactement ce que j’ai fait. Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour se représenter un décor de film d’horreur ou, bien plus probablement, un orignal émergeant du brouillard sans crier gare. Mais j’ai continué car j’étais en mission: établir le long de cette route un nouveau parcours d’inventaire de chouettes et de hiboux.

Les inventaires des Strigidés (chouettes et hiboux) nocturnes constituent un des programmes de science participative d’Oiseaux Canada les plus populaires. Chaque printemps, des centaines de bénévoles de tout le pays passent une soirée entre le 1er avril et le 15 mai le long d’un parcours prédéterminé comprenant 10 arrêts où ils écoutent et diffusent des cris de chouettes et de hiboux en alternance.

Northern Saw-whet Owl sticking head out of cavity in tree
Petite Nyctale Photo : Brendan Kelly

Les données de ces inventaires contribuent énormément à l’enrichissement des connaissances sur la répartition et les effectifs des oiseaux de la famille des Strigidés dans tout le pays. Comme ils se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire, ces oiseaux sont exposés à de nombreuses perturbations environnementales, ce qui en fait d’importants indicateurs de l’état de l’environnement. Mais faire le suivi des populations n’est pas une mince tâche, car la plupart des espèces sont discrètes et surtout nocturnes. Des études spéciales comme les inventaires des Strigidés nocturnes nous permettent de suivre l’évolution de ces espèces.

Bien que le programme existe depuis plus de 20 ans dans certaines provinces, il n’a été étendu à Terre-Neuve-et-Labrador qu’au cours des dernières années. Toutefois, dans cette province, les inventaires nous aident non seulement à mieux connaître la répartition et l’abondance des populations de chouettes et de hiboux, mais aussi à répondre à une question que se posent les observateurs d’oiseaux de l’endroit.

 

Une guerre intestine?

«Depuis le début des temps, la Nyctale de Tengmalm [autrefois appelée Nyctale boréale] est la seule petite chouette à Terre-Neuve,» écrit Bruce Mactavish, un spécialiste de l’observation des oiseaux dans l’île, dans la cyberpublication Saltwire. Or, récemment, la situation a changé. Sa cousine, la Petite Nyctale, qu’on n’avait jamais vue à Terre-Neuve, y est devenue de plus en plus répandue ces dix dernières années, si bien que les premières mentions de nidification ont été rapportées en 2017.

Les deux espèces occupent la même niche écologique – elles consomment de petits mammifères et utilisent des cavités de pics pour y nicher – ce qui est source de concurrence lorsque ces ressources viennent à se raréfier. Bon nombre d’observateurs d’oiseaux de la province se demandent si l’arrivée des Petites Nyctales dans l’île pourrait avoir des effets négatifs sur les populations de Nyctales de Tengmalm, lesquelles semblent péricliter.

«La Petite Nyctale est devenue la petite chouette qu’on signale près des habitations et ailleurs en hiver, alors que c’était le cas de la Nyctale de Tengmalm il y a seulement 15 ans,» précise Jared Clarke, Un Terre-Neuvien spécialiste des oiseaux et fondateur de l’entreprise de tourisme ornithologique Bird the Rock.

«L’idée selon laquelle les Petites Nyctales entrent en concurrence avec les Nyctales de Tengmalm et/ou les évincent est anecdotique, ajoute Jared. Mais c’est logique compte tenu des tendances démographiques opposées que nous observons chez les deux espèces et de ce que nous savons de leur habitat et de leur niche.»

Par ailleurs, l’augmentation des effectifs de la Petite Nyctale peut être attribuable à l’introduction du Campagnol de Gapper, dont la présence a été découverte pour la première fois dans le sud-ouest de Terre-Neuve en 1999 et qui a depuis rapidement étendu son aire de répartition dans l’île. L’expansion des populations de ce petit mammifère qui figure au menu des deux espèces de chouettes semble indiquer que la concurrence alimentaire n’est probablement pas un enjeu pour celles-ci. Alors que les effectifs de la Petite Nyctale augmentent à Terre-Neuve, la tendance de ceux de la Nyctale de Tengmalm est beaucoup moins évidente étant donné le manque de données populationnelles fiables.

Bénévoles Photo : Jenna McDermott

Une participation record à la quête de données

En 2018, lorsque Travis Heckford, étudiant au cycle supérieur à l’Université Memorial, s’est associé à Oiseaux Canada pour établir 35 parcours d’inventaire à Terre-Neuve-et-Labrador, des citoyens scientifiques bénévoles ont fait le premier pas vers la collecte des données nécessaires pour évaluer la répartition et les tendances démographiques des Strigidés. L’inventaire a commencé modestement mais a pris de l’ampleur dès sa deuxième année. Or, au milieu de la planification de la troisième année en 2020, la pandémie de COVID-19 a frappé et obligé Oiseaux Canada à mettre en veilleuse tous les programmes de science participative. L’Inventaire des Strigidés nocturnes, l’un des premiers programmes de la saison, a été entièrement annulé.

Lorsque nous avons commencé à planifier l’édition de 2021, nous avons constaté que bon nombre de bénévoles étaient passés à autre chose et/ou avaient quitté la province. En fait, en mars 2021, quand j’ai entrepris de rassembler les troupes, seulement six anciens participants étaient de retour, prêts à s’occuper de cinq parcours à eux six.

Alors, quelque peu paniquée, j’ai lancé un appel à la communauté ornithologique de la province, et celle-ci a relevé le défi magnifiquement: en seulement quelques semaines, 34 des 35 parcours établis en 2018 ont trouvé preneurs.

Mais nous ne nous sommes pas arrêtés là. Très vite, j’ai commencé à entendre parler de bénévoles potentiels vivant dans des endroits où aucun parcours n’avait été établi. Nous avons donc décidé qu’il était temps d’établir de nouveaux parcours d’inventaire de Strigidés dans la province. C’est ainsi que je me suis retrouvée sur la route du cap Spear en cette soirée brumeuse d’avril, m’arrêtant à tous les deux kilomètres pour enregistrer les coordonnées géographiques des différents arrêts. Au cours des semaines qui ont suivi, ma recherche de parcours m’a mise dans quelques autres situations délicates. Une fois, j’ai failli me retrouver coincée sur une route dont je n’avais pas réalisé qu’elle était privée – mais l’occupant qui partait m’a remarquée au moment où il allait fermer la barrière à clé derrière lui…

Mais le succès incroyable de l’Inventaire à Terre-Neuve-et-Labrador cette année a fait que ces difficultés en valaient la peine. Ainsi, nous comptons maintenant 57 parcours, dont quatre au Labrador. Et en deux mois, le nombre de participants est passé des six déjà mentionnés à près de 60!

Parcours d’inventaire sur l’île de Terre-Neuve
Parcours d’inventaire au Labrador

Cette réussite peut être attribuée en partie au fait que l’Inventaire est parfait pour les observateurs débutants. Seulement six espèces de Strigidés nichent dans la province et il y en a seulement trois que les participants courent la chance d’entendre pendant un relevé nocturne. Cela semble donc être un nombre d’espèces qu’il est possible d’apprendre à identifier.

Mais au-delà de tout ceci, les chouettes et les hiboux sont des objets universels de fascination, des prédateurs nocturnes mystérieux et furtifs, parfois entendus mais rarement vus. L’Inventaire des Strigidés nocturnes ouvre une fenêtre sur un monde que beaucoup d’entre nous ne connaissent pas habituellement et offre une occasion d’aventure à l’échelle locale au cours d’une année où chacune et chacun de nous a effectivement besoin d’une dose d’aventure.

«L’interaction avec des oiseaux qui reconnaissent nos appels enregistrés et y réagissent est une expérience incroyable, et nous apercevons souvent des renards et d’autres animaux, nous confie Laura King, présidente de Nature NL et observatrice de longue date de rapaces nocturnes. Je recommande cette aventure nocturne dans la nature à toutes les personnes qui aiment la science, les oiseaux, se coucher tard ou… le chocolat chaud.»

 

Vous pouvez participer

Au cours des prochaines années, nous espérons continuer à étendre l’Inventaire dans la province afin d’accroître nos connaissances sur la répartition et l’état des populations. Nous sommes toujours à la recherche de nouveaux bénévoles et de nouveaux endroits pour établir des parcours. Alors, si vous souhaitez vous impliquer, communiquez avec moi à cdale AT oiseauxcanada.org.

 

Nyctale de Tengmalm Photo : Jared Clarke
Great Horned Owl
Grand-duc d’Amérique Photo : Alvan Buckley

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